Je viens de lire le dernier numéro du magazine The Economist. Un article en particulier a retenu mon attention. Il est intitulé "Pulp friction". Cet article fait suite aux nombreuses informations relatant l'incursion de Google, Amazon, Microsoft et Yahoo dans le domaine du livre en ligne. Selon l'auteur de l'article: "Internet companies are racing to get books on line, but publishers are understandably wary."
En France, nous sommes évidemment très sensibilisés à ces ambitions nord-américaines de bâtir et contrôler ce qui pourrait être la bibliothèque digitale universelle. C'est l'objet de la croisade de Jean-Noël Jeanneney. Je ne peux manquer d'être surpris devant cet engouement médiatique pour ces grandes manoeuvres au moment même où en France des dizaines de milliers d'utilisateurs utilisent quotidiennement (en silence devrais-je dire!) une bibliothèque digitale bel et bien française: cyberlibris. En l'occurrence, il ne s'agit pas seulement d'utilisateurs (étudiants, professeurs, cadres et bientôt familles) mais aussi de centaines de grandes maisons d'édition nationales et internationales (titulaires de contenu sous copyright) qui ont accepté que leurs ouvrages s'éveillent à une nouvelle vie (digitale)! La révolution a donc déjà eu lieu sous nos yeux. Néanmoins, il semble que nous préférions nous faire peur avec Google et les autres: toujours la même histoire des trains qui déraillent dont on parle et de ceux qui arrivent à l'heure dont on ne parle pas! Il est temps de faire le point.
La première question qui vient à l'esprit est celle de l'émancipation digitale de Gutenberg. Pourquoi a-t-elle pris tant de temps alors que la musique et l'image ont pris la poudre d'escampette depuis un moment déjà. Il faut dire que le livre Gutenberg est une vraie prouesse technologique. Il combine en un seul support contenant et contenu, hardware et software diraient les informaticiens. Le contenant est un "objet technologique" admirable: il fonctionne sans pile, il peut-être transporté n'importe où, il ne craint pas les chocs. Mieux encore, il peut être annoté, il peut contenir un marque-page, il contient une table des matières et une bibliographie. Lorsqu'il se pare de ses meilleurs atours, son papier est doux au toucher, son odeur sensuelle.
Tout ceci explique que le contenu ne se soit pas émancipé de son contenant. A dire vrai, il a essayé. Souvenez-vous des prévisions de marché de l'organisme Forrester Research à propos de l'e-book et de son marché futur. On nous promettait monts et merveilles, c'est-à-dire des dollars à la pelle. Mais, lorsque l'on connaît Gutenberg, qui peut bien vouloir s'infliger le supplice de la lecture à l'écran sur un support qui n'existe pas vraiment. Peu de gens et Gutenberg l'emporte haut la main. La musique et l'image sont différents. Ils ont gagné leur émancipation, souvent violemment. Cette liberté a eu pour nom Napster, Kazaa, eDonkey, Gnutella etc... Et, malgré la résistance de l'industrie de la musique et du film, cela a marché. L'écosystème créé par Apple autour de l'iPod et de iTunes en est la preuve. Steve Jobs a montré avec son écosystème que le contenu ne voulait pas être gratuit mais qu'il voulait être libre. Là comme ailleurs, la liberté a un prix et nous sommes prêts à payer cette liberté. Souvenez vous de la prohibition de l'alcool aux Etats-Unis dans les années trente. Lorsque l'alcool est redevenu légal à un prix décent, plus personne n'avait d'alambic dans sa baignoire!
La seconde question qui vient alors à l'esprit est celle-ci: le livre est-il réellement le dernier sanctuaire? Google, Amazon, Microsoft seraient-ils les Indiana Jones qui auraient enfin réussi à pénéter le sanctuaire? Je suis surpris par la teneur que revêtent les analyses dispensées ici et là à ce sujet. On oublie trop souvent l'utilisateur et on ne ne se préoccupe que du livre, de ses ayants-droit (les maisons d'édition) et de ceux qui aimeraient accéder (par des moyens pas toujours orthodoxes) au copyright des ayants-droit (Google et les autres). Mais, où est donc passé l'utilisateur. Est-il si peu important qu'il n'y a rien à en dire? Je pense qu'il y a là une erreur de perspective fondamentale. La bataille de l'émancipation de la musique et de l'image a été gagnée par les utilisateurs (et les pressions plus ou moins hardies qu'ils ont exercées). Il en va de même du livre. Lorsque l'on interroge les utilisateurs (ce que nous avons fait), que souhaitent-ils vraiment à propos du livre? Trois choses principales:
- Pertinence: L'utilisateur veut pouvoir accéder aux livres dont il a besoin. Malheureusement, cette demande est loin d'être satisfaite par les circuits existants. Une librairie, si vaste soit-elle, ne peut stocker tous les livres. Très souvent, elle ne stocke que ce qui se vend. Pour passer des journées entières dans les catalogues d'éditeurs, je suis tout à la fois admiratif de la richesse de l'esprit humain et consterné que si peu en soit visible.
- Immédiateté: L'utilisateur a besoin du contenu "maintenant", c'est-à-dire au moment où son besoin d'information s'exprime. Il ne s'agit pas d'avoir une réponse demain. L'utilisateur est prêt à payer cette instantanéité de réponse.
- Ubiquité: L'utilisateur souhaite obtenir une réponse à ses besoins d'information où qu'il se trouve. Il est prêt à payer cette ubiquité documentaire.
- Obliquité: Les livres que l'on lit ne sont pas forcément ceux que l'on cherchait. C'est l'effet cher à l'écrivain Umberto Eco pour lequel une bibliothèque vaut plus par les livres qu'elle contient que l'on n'a pas encore lus que par ceux que l'on a déjà lus.
Si l'on rassemble ces trois exigences à l'instar d'un portrait chinois, on découvre le format approprié à les satisfaire: il s'agit d'une bibliothèque digitale. Etymologiquement, le mot bibliothèque signifie le coffre du livre (biblion: le livre, thecke: le coffre). On voit dans cette étymologie le souci de conservation des anciens manuscrits. Dans le cas qui nous préoccupe, il s'agit d'ouvrir le coffre (digital)! Encore faut-il qu'il soit bien rempli! La condition sine qua non de son remplissage est que les éditeurs détenteurs du copyright des livres aient accepté au préalable de la faire.
Mon étonnement est grand de constater que, selon The Economist et quelques autres, les éditeurs sont frileux en la matière, qu'ils craignent la cannibalisation de leurs ventes physiques, qu'ils sont très hésitants sur la politique tarifaire à adopter pour le livre en ligne. Notre expérience témoigne exactement de l'inverse. Cette expérience n'est pas mince: nous parlons d'environ deux cents éditeurs nationaux et internationaux qui ont accepté de nous écouter et de mettre en place la bibliothèque digitale (je devrais dire les bibliothèques digitales dotées des fonctions idoines) dont les utilisateurs (plusieurs dizaines de milliers à ce jour, étudiants, professeurs, cadres et bientôt familles) ont besoin. Nos utilisateurs ne sont pas seulement français. Cyberlibris rayonne sur plus de dix pays. Parmi ceux-ci, les pays en voie de développement méritent une mention particulière. En effet, dans les débats provoqués par l'invasion des firmes américaines du Net, je suis sidéré qu'aucune mention ne soit faite à l'accès aux livres par les pays démunis. C'est un sujet important, d'autant plus important qu'il concerne des zones géographiques où le contenant Gutenberg n'est pas adapté (climat, conservation, corrosion). Nous ne prétendons pas réduire la fracture digitale. Nous sommes trop pragmatiques pour cela. Nous essayons seulement d'apporter les livres, c'est-à-dire la bibliothèque digitale et ses outils, à ceux dont la latitude géographique est malheureusement devenue une malédiction. C'est aussi une manière d'entretenir la francophonie si malmenée aujourd'hui.
Les grandes manoeuvres actuelles du livre sur Internet sont intéressantes à disséquer. Nous le faisons car après tout nous sommes les premiers concernés. Nous souhaitons néanmoins apporter un bémol: la bibliothèque virtuelle existe et elle est bel et bien française.