Les arpenteurs de la Terre plate:
Au début de notre ère, les représentations de la Terre contrastaient notablement avec celles qu’on connait aujourd’hui. Les hommes d’alors ne disposaient bien évidemment pas des capacités d’obser- vation actuelles, et les représentations cosmographiques exploitaient les connaissances locales du monde. Hormis en effet les quelques informations globales qu’on savait utiliser à l’époque, comme la position des étoiles, on ne savait observer que ce qui se dessinait aux pieds des arpenteurs et à leur voisinage. Contraint par ces visions locales, le monde était donc assez naturellement plat.
Vinrent ensuite les intuitions, puis les premières observations, puis les premières méthodes techniques, qui permirent de concevoir et caractériser un monde sphérique. De façon assez remarquable, certaines des méthodes utilisées arrivèrent à partir d’un calcul local à estimer avec une précision remarquable le périmètre de la Terre. L’une de ces méthodes est la géodésique d’Eratosthène, qui permit d’estimer à une marge d’erreur minimale le périmètre de la Terre à partir de l’observation des angles des rayons du soleil en deux villes distantes de moins de 1000 km: Syène et Alexandrie. En remarquant la différence d’angle le jour du solstice d’été entre les rayons du soleil et la verticale, à Syène et à Alexandrie, Eratosthène en déduisit facilement une très bonne estimation du périmètre de la Terre.
Les arpenteurs de la bibliothèque numérique "plate":
On sait aujourd’hui que l’information dans laquelle nous baignons héberge des mondes dont la géométrie n’est pas la même que celle du monde Euclidien dans lequel nous vivons. La bibliothèque numérique est l’un de ces mondes, et Amazon fait partie des premiers arpenteurs des collections de livres de très grande taille. Dans ces mondes un peu particuliers, la recherche d’informations cosmographiques a pour objectif principal d’aider les lecteurs. Amazon fournit des recommandations sur la base d’un arpentage local de la bibliothèque virtuelle: les lecteurs qui ont acheté mon livre ont aussi acheté tel ou tel livre. On ne cherche donc pas à voir plus loin que le “nez” des listes de lecture. La première utilité des informations consiste à faciliter la recherche d’ouvrages, la base de données étant justement de très grande taille. Comment construire un outil de recommandation simple et efficace permettant de trouver les quelques livres susceptibles d’intéresser un lecteur, au coeur d’une montagne de livres accessibles ?
La solution exploitée par Amazon consiste à ne surtout pas s’éloigner du lecteur, et à arpenter localement la bibliothèque, en utilisant comme base du déplacement l’ensemble des comportements de lecture des lecteurs. Pour dépasser la simple proximité géographique - mais statique - de l’étagère physique, reproductible à l’identique dans la bibliothèque numérique en utilisant les classifications ad hoc (par exemple Dewey), Amazon a en effet utilisé la proximité virtuelle des livres dans les habitudes de lecture: on conseille à un lecteur les livres qui sont associés, dans les habitudes de lecture des autres lecteurs, aux livres qu’il a déjà lus. Le gros avantage de cette technique est qu’elle donne un coté dynamique à la recommandation: que les habitudes de lecture changent, et les recommandations changent dans la foulée; qu’un best-seller soit introduit dans la bibliothèque, et les recommandations le captent quasi immédiatement à hauteur de son statut de best-seller.
Ce mode de calcul, tel qu’il est pratiqué, fait toutefois penser à un arpentage très limité de la bibliothèque numérique puisqu’on ne sélectionne que des livres immédiatement voisins des livres lus dans les habitudes de lecture. On ne tient donc pas compte des livres se trouvant à peine un pas plus loin, peut-être très proches des livres déjà lus - voire plus proches encore que certains livres recommandés - . D’une certaine manière, en faisant l’impasse sur les structures géométriques globales de la bibliothèque numérique, cette façon locale de procéder s’apparente à celle des arpenteurs de la Terre plate, et considère donc que la bibliothèque est plate.
On peut bien sûr objecter que les recommandations “à la Amazon” ne nécessitent finalement qu’un arpentage local de ce monde, et pas la capacité d’aller voir un peu plus loin que le bout du nez des listes de lecture. Néanmoins, même à cette échelle, la vision de la bibliothèque qu’en donne Amazon est étriquée, et ses recommandations demeurent approximatives.
L'arpenteur global de la bibliothèque numérique (à suivre :-)
Eric Briys et Richard Nock (Cyberlibris TechFacts - 2011)