« Nos Beaux-Arts ont été institués, et leurs types comme leurs usages fixés, dans un temps bien distinct du nôtre, par des hommes dont le pouvoir sur les choses était insignifiant auprès de celui que nous possédons. ..... Il y a dans tous les arts une partie physique qui ne peut être regardée ni traitée comme naguère qui ne peut plus être soustraite aux entreprises de la connaissance et de la puissance moderne.... Il faut s'attendre que de si grandes nouveautés transforment toute la technique des arts, agissant par là sur l'invention elle-même, aillent peut-être jusqu'à modifier merveilleusement la notion même de l'art. »
Paul Valéry, La conquête de l'ubiquité, Pièces sur l'art, Paris, 1934, p. 103-104 (Bibliothèque de la Pléiade, Tome II, 1960, P 1284)
Cette citation de Paul Valéry (issue d'un court essai du poète français) figure en exergue d'un essai majeur de Walter Benjamin intitulé « L'Oeuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique. » Ces deux textes écrits dans les années trente par deux hommes de lettres posent en des termes visionnaires la question du statut de l'oeuvre d'art lorsque celle-ci devient, au moyen de la technologie, reproductible à l'infini. L'intérêt de Walter Benjamin pour cette question n'est pas le fruit du hasard. On sait qu'il était passionné par la photographie au point de consacrer un livre à son histoire. Pour Benjamin la photographie est un art mais un art singulier dans lequel le négatif permet une multiplicité de tirages « identiques » à l'original. Il en va de même du cinéma et des films dont les pellicules assurent l'ubiquité de la projection. Dès lors que la technique autorise la reproductibilité à grande échelle de l'oeuvre d'art, comment faut-il repenser la dualité entre original et copie qui, par exemple dans la peinture, distingue « authentiquement » l'un de l'autre ? Que devient l'acte créatif dans un contexte technique qui facilite la production et la dissémination en masse de copies ? Face à ces multiples reproductions, que deviennent l'oeuvre d'art et les Beaux-Arts ?
Afin de répondre à ces questions majeures pour l'art et sa pratique, Benjamin pose une question simple : qu'est-ce qui distingue in fine un original de ses copies ? Selon Benjamin, l'original est un objet physique caractérisé par deux dimensions spatio-temporelles : son couple « hic et nunc » (ici et maintenant) et son inscription dans une tradition culturelle. Le hic et nunc décrivent le lieu et le temps précis de cet original. Ils font son authenticité. Benjamin écrit « tout ce qui relève de l'authenticité échappe à la reproduction – et bien entendu pas à la seule reproduction technique. » Il ajoute «En second lieu, la reproduction technique peut transporter la reproduction dans des situations où l'original lui-même ne saurait jamais se trouver. » Selon Benjamin, ce transport altère non seulement le hic et nunc de l'oeuvre d'art mais il ébranle également une autre dimension, à savoir « l'autorité de la chose. » En somme nous dit Benjamin, «à l'époque de la reproductibilité technique, ce qui dépérit dans l'oeuvre d'art, c'est son aura. » Ce qu'il résume de la façon suivante : « On pourrait dire, de façon générale, que la technique de reproduction détache l'objet reproduit du domaine de la tradition. . Et en permettant à la reproduction de s'offrir au récepteur dans la situation où il se trouve, elle actualise l'objet reproduit.» L'original est donc unique au sens où son « hic et nunc » et son aura sont uniques. Toute reproduction est en conséquence détérioration du « hic et nunc » et de l'aura. En revanche, et c'est un point fondamental, la reproduction actualise l'objet reproduit. Cette actualisation est source de potentialités, de nouveautés dont on ne mesure pas, dans l'immédiateté de la reproduction, la portée réelle.
Quelque quatre-vingts ans plus tard, les questions soulevées par Walter Benjamin et Paul Valéry trouvent un écho saisissant dans le domaine de la pédagogie qui se trouve profondément « bousculée » par l'émergence des Cours en Ligne Ouverts et Massifs connus en anglais sous le vocable de Massive Open Online Courses (MOOC) dont les avatars les plus connus sont Coursera (www.coursera.org), Udacity (www.udacity.com), FutureLearn (www.futurelearn.com) ou encore EdX (www.edx.org). En bref, les MOOC sont des cours accessibles gratuitement via le web à des millions d'étudiants à travers le monde. Ce sont des cours hors les murs, hors les frontières. Ces cours à forte dimension communautaire sont généralement issus des enseignements d'universités et d'écoles de grand renom telles Stanford, Yale ou Princeton dans le cas de Coursera. L'engouement pour cette pédagogie hors les murs est tout simplement phénoménal : à intervalle de temps équivalent, les effectifs étudiants de Coursera ont crû beaucoup plus vite que les effectifs de membres de Facebook ou de Twitter ! Coursera compte aujourd'hui plus de quatre millions d'étudiants dispersés à travers le monde. La pédagogie est réellement entrée dans l'ère de sa reproductibilité technique à grande échelle. Certes, l'e-learning, le télé-enseignement préexistent aux MOOC. Il est cependant juste de dire que ni l'un ni l'autre n'ont atteint à ce jour de telles dimensions quantitatives (effectifs, nombre de pays, nombre d'universités concernées) et de telles dimensions qualitatives (communautés d'apprenants mondialisées, dissolution du point focal de l'autorité pédagogique). Une telle déferlante n'inquiète par pour autant l'éternel optimiste qu'est le philosophe Michel Serres : « La classe elle-même, loin de disparaître, est en train de se brancher sur le réseau et de se restructurer sur un modèle ouvert et participatif. Avant elle était formatée par le modèle de la page du livre : le professeur était devant sa classe en position d'auteur, de celui qui sait et qui transmet à ceux qui ne savent pas. Aujourd'hui ce modèle éclate. »
Nonobstant l'optimisme de Michel Serres, l'éclatement du modèle est synonyme de la perte du « hic et nunc » de cet original qu'est le cours magistral en amphithéâtre. Le cours magistral a une dimension théâtrale : il réunit ses acteurs dans une unité de temps, de lieu et d'action. Il organise un point focal, l'estrade, un Power Point au sens littéral du terme comme le rappelle Michel Serres. Cette unité éphémère, ancrée dans une longue tradition académique, lui confère une aura que le MOOC et les nouvelles technologies dissipent. Le MOOC est d'abord une copie à grande échelle de cet original rendue possible par les outils technologiques du Web. Mais, c'est bien plus que cela. C'est une copie retravaillée, actualisée dirait Benjamin, qui, ne conservant ni le « hic et nunc » ni l'aura de son original, revendique son infidélité à l'original. Cette infidélité à l'original n'est donc pas synonyme de perte sèche. Elle est le reflet de cette tension permanente induite par la technologie entre fidélité et commodité, tension que l'essayiste américain Kevin Maney nomme le « fidelity swap ». Nous reviendrons plus en détails dans ce qui suit sur ce couple « fidélité - commodité ». En bref, ce que l'usager quel qu'il soit perd en fidélité, il doit le regagner en commodité.
Cet éclatement ne pouvait laisser indifférents les co-fondateurs de Cyberlibris (www.cyberlibris.com) que nous sommes. Cyberlibris est une réponse à ce que nous appelons la tyrannie du manuel unique, à ce que Michel Serres le modèle de la page DU livre. Le livre est entré dans l'âge de sa reproductibilité technique. A l'instar des MOOC qui émancipent la pédagogie de l'enceinte immobilière de la salle de classe, qui la libèrent du point focal, le livre numérique sépare le contenu du contenant Gutenberg. L'art de la lecture pédagogique s'en trouve complètement modifié. L'apprenant n'est plus tributaire du livre « imposé », du livre focal. La lecture d'un exemplaire de ce livre n'en prive les autres apprenants : les files d'attente disparaissent. ScholarVox (www.scholarvox.com), bibliothèque numérique et communautaire dédiée aux écoles de commerce, illustre parfaitement ces émancipations pédagogique et livresque. Plusieurs centaines de milliers d'étudiants, de professeurs et de bibliothécaires convergent quotidiennement vers un lieu numérique dans lequel ils peuvent partager leurs lectures, découvrir par sérendipité communautaire, par sérendipité de design des ouvrages qu'ils n'auraient sans doute jamais fréquentés autrement. Certes, la bibliothèque n'est pas une idée nouvelle. La bibliothèque hors les murs, émancipée et émancipatrice en revanche l'est. D'un modèle linéaire, hiérarchique et autoritaire du livre, on passe à un modèle de lecture profondément organique et naturel au sens propre du terme. La nature procède par tâtonnement, trial and error. Elle commet des erreurs en permanence et c'est précisément ce qui lui permet d'avancer avec une telle richesse, une telle diversité. La bibliothèque numérique et communautaire crée un espace similaire dans lequel la sérendipité est la règle plutôt que l'exception. Forts de ce bagage bibliothécaire, nous ne pouvions donc pas ne pas nous interroger sur les MOOC et leurs implications sur l'art d'apprendre et sur celui d'enseigner, plus simplement sur l'éducation et ses institutions.
La suite Download MOOC_3